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Le livre et la théière
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17 octobre 2009

Dostoievski

— Tu es peut-être toi-même un franc-maçon, laissa échapper soudain Aliocha. Tu ne crois pas en Dieu, ajouta-t-il avec une profonde tristesse. Il lui avait semblé, en outre, que son frère le regardait d’un air railleur. Comment finit ton poème ? reprit-il, les yeux baissés. Est-ce là tout ?

— Non, voilà comment je voulais le terminer : L’inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dît quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l’ouvre et dit « Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais ! » Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. Le Prisonnier s’en va.

— Et le vieillard ?

— Le baiser lui brûle le cœur, mais il persiste dans son idée.

— Et tu es avec lui, toi aussi ! s’écria amèrement Aliocha.

— Quelle absurdité, Aliocha ! Ce n’est qu’un poème dénué de sens, l’œuvre d’un blanc-bec d’étudiant qui n’a jamais fait de vers. Penses-tu que je veuille me joindre aux Jésuites, à ceux qui ont corrigé son œuvre ? Eh, Seigneur, que m’importe ! je te l’ai déjà dit ; que j’atteigne mes trente ans et puis je briserai ma coupe.

— Et les tendres pousses, les tombes chères, le ciel bleu, la femme aimée ? Comment vivras-tu, quel sera ton amour pour eux ? s’exclama Aliocha avec douleur. Peut-on vivre avec tant d’enfer au cœur et dans la tête ? Oui, tu les rejoindras ; sinon, tu te suicideras, à bout de forces.

— Il y a en moi une force qui résiste à tout ! déclara Ivan avec un froid sourire.

— Laquelle ?

— Celle des Karamazov… la force qu’ils empruntent à leur bassesse.

— Et qui consiste, n’est-ce pas, à se plonger dans la corruption, à pervertir son âme ?

— Cela se pourrait aussi… Peut-être y échapperai-je jusqu’à trente ans, et puis…

— Comment pourras-tu y échapper ? C’est impossible, avec tes idées.

— De nouveau en Karamazov !

— C’est-à-dire que « tout est permis » n’est-ce pas ? »

Ivan fronça le sourcil et pâlit étrangement.

« Ah, tu as saisi au vol ce mot, hier, qui a tant offensé Mioussov… et que Dmitri a répété si naïvement. Soit, « tout est permis » du moment qu’on l’a dit. Je ne me rétracte pas. D’ailleurs, Mitia a assez bien formulé la chose. »

Aliocha le considérait en silence.

« À la veille de partir, frère, je pensais n’avoir que toi au monde ; mais je vois maintenant, mon cher ermite, que, même dans ton cœur, il n’y a plus de place pour moi. Comme je ne renierai pas cette formule que « tout est permis » , alors c’est toi qui me renieras, n’est-ce pas ? »

Aliocha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres.

« C’est un plagiat ! s’écria Ivan, soudain exalté, tu as emprunté cela à mon poème. Je te remercie pourtant. Il est temps de partir, Aliocha, pour toi comme pour moi. »

Ils sortirent. Sur le perron, ils s’arrêtèrent.

« Écoute, Aliocha, prononça Ivan d’un ton ferme, si je puis encore aimer les pousses printanières, ce sera grâce à ton souvenir. Il me suffira de savoir que tu es ici, quelque part, pour reprendre goût à la vie. Es-tu content ? Si tu veux, prends ceci pour une déclaration d’amour. À présent, allons chacun de notre côté. En voilà assez, tu m’entends. C’est-à-dire que si je ne partais pas demain (ce n’est guère probable) et que nous nous rencontrions de nouveau, plus un mot sur ces questions. Je te le demande formellement. Et quant à Dmitri, je te prie aussi de ne plus jamais me parler de lui. Le sujet est épuisé, n’est-ce pas ? En échange, je te promets, vers trente ans, lorsque je voudrai « jeter ma coupe » , de revenir causer encore avec toi, où que tu sois, et fussé-je en Amérique. Cela m’intéressera beaucoup alors de voir ce que tu seras devenu. Voilà une promesse solennelle : nous nous disons adieu pour dix ans, peut-être. Va retrouver ton Pater seraphicus, il se meurt ; s’il succombait en ton absence, tu m’en voudrais de t’avoir retenu. Adieu ; embrasse-moi encore une fois ; et maintenant, va-t’en… »

fin du chapitre du grand inquisiteur des Frères Karamazov

Jour_de_neige__Isabelle_Defroimont_

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